Quelques hypothèses pour expliquer pourquoi 6 arrondissements de Montréal sont l’épicentre de la COVID-19 au Canada
28 Mai 2020
En plein milieu de la pandémie de COVID-19, les hauts fonctionnaires fédéraux de la santé et certains médecins chefs provinciaux, dont ceux du Québec, refusent de recueillir des données sociodémographiques complètes sur la santé. Et ce, malgré le fait que 81 % de tous les cas de COVID-19 au Canada résultent d’une transmission communautaire, que certaines communautés du Canada comptant un fort pourcentage de résidents noirs présentent des taux accrus de COVID-19, et que le groupe aux revenus les plus faibles de Toronto présente le taux le plus élevé de cas de COVID-19.
Nous savons que le début des vacances de printemps, le retour des snowbirds et l’effet (avant la COVID-19) des conditions d’emploi précaires sur les travailleurs des foyers de soins de longue durée ont facilité la propagation initiale du virus du SRAS-CoV-2 à Montréal (la COVID-19 étant la maladie).
Des témoignages anecdotiques indiquent que certains groupes sociaux sont touchés de manière disproportionnée par la COVID-19. Néanmoins, il nous manque encore des analyses de fond pour mieux comprendre pourquoi Montréal en particulier est devenue l’épicentre de la COVID 19 au Canada.
Des études précédentes indiquent que les disparités causées par des facteurs tels que l’emploi, le revenu, l’éducation, le genre, la race et l’ethnicité, y compris les expériences de discrimination, le racisme et les traumatismes historiques, créent des inégalités en matière de santé. Ces facteurs sont connus sous le nom de déterminants sociaux de la santé.
À l’aide de statistiques descriptives et des données du recensement de Montréal de 2016, nous allons montrer que les six arrondissements de Montréal les plus touchés par la COVID 19 présentent une série de facteurs socio-démographiques défavorables. Utilisés comme hypothèses, ces indicateurs peuvent révéler des domaines potentiellement riches pour la collecte de données et la recherche sur les déterminants sociaux de la santé, en particulier si l’on considère qu’une deuxième vague de COVID-19 est attendue prochainement (voir la carte – ouvrira une fenêtre pop-up).
Déterminants socio-économiques de la santé
Les arrondissements les plus touchés par la COVID-19 sont Montréal-Nord (MN), Ahuntsic-Cartierville (AC), Côte-des-Neiges-Notre-Dame-de-Grâce (CDN-NDG), Mercier-Hochelaga-Maisonneuve (MHM), Rivière-des-Prairies-Pointe-aux-Trembles (RPPT), et Villeray-Saint-Michel-Parc-Extension (VSMP) dans cet ordre (jusqu’au 14 mai). Une caractéristique commune à ces arrondissements –et si l’on considère les données de toute l’île de Montréal– est le faible revenu de ses habitants. Par exemple, le revenu médian et moyen après impôt des trois arrondissements ayant les revenus les plus faibles (CND-NDG, MN et VSMP) était de 22 553 $ et de 22 840 $ en 2016, ce qui donne une différence de 6 204 $ et de 20 728 $ par rapport à l’île de Montréal (voir la carte).
Ces arrondissements ont également présenté le plus grand nombre de familles monoparentales de l’île de Montréal (45%), où 95,4% des familles ne comptent qu’une seule personne pour soutenir la famille et 82,7% sont des femmes (voir la carte). Ce sont les familles monoparentales et les mères célibataires, en particulier, qui sont confrontés à de multiples défis.
Ces arrondissements affichaient également les loyers les moins chers de l’île de Montréal (731 $ en moyenne; voir la carte), et certains ménages consacraient encore plus de 30 % de leur revenu au loyer, notamment à CDN-NDG (10,3 % de tous les ménages de l’île de Montréal et 36 % de tous les ménages de CDN-NDG), à VSMP (7,9 % et 31,9 % respectivement), à MHM (7,2 % et 28,2 %) et à AC (6,4 % et 28,5 %). Montréal-Nord présente un faible pourcentage de ménages (4,6 %) dépensant plus de 30 % en loyer si l’on considère l’ensemble des ménages de l’île de Montréal, mais un pourcentage élevé (34,3) si l’on considère uniquement les ménages de l’arrondissement (voir la carte).
D’autres arrondissements moins touchés par la COVID-19 ont aussi un pourcentage notable de loyers les moins chers, comme Ville-Marie (8,4 %), Rosemont-La Petite-Patrie (8,3 %) et le Plateau-Mont-Royal (8,2 %). À l’exception de Rosemont (734 $), le loyer mensuel moyen dans les deux autres arrondissements était plus élevé (892 $). Cette dépense plus élevée peut s’expliquer par le fait que les locataires ayant des revenus plus élevés sont plus enclins à dépenser une plus grande partie de leur revenu pour acquérir un statut social plus élevé en vivant, par exemple, sur le Plateau, qu’en raison de possibilités économiques limitées.
MLa plupart de ces arrondissements comptaient également le plus grand nombre de ménages ayant plus d’une personne par pièce, si l’on considère les ménages de l’île de Montréal et les ménages par arrondissement/municipalité : CDN-NDG (avec respectivement 0,5% et 5,3% des cas), VSMP (0,33% et 4,4%), AC (0,27% et 4%), et MN (0,17% et 4,2%) (voir la carte). Seuls Saint-Laurent et Saint-Léonard, avec des taux moyens de COVID-19, présentent également des taux relativement élevés de ménages comptant plus d’une personne par pièce (0,29 % et 6,7 %, et 0,2 % et 5,3 % respectivement).
Ces arrondissements présentaient également le pourcentage le plus élevé de logements de taille insuffisante si l’on considère uniquement leurs ménages, en particulier CDN-NDG (14,3 %), VSMP (11,9 %), MN (11,5 %) et AC (10,7 %) (voir la carte). Encore une fois, Saint-Laurent (14,8 %) et Saint-Léonard (12,1 %) se classent relativement haut dans cet indicateur, mais ils ne sont pas fortement touchés par la COVID-19. Les deux derniers indicateurs soulignent l’effet potentiel d’un faible revenu sur la qualité du logement et l’impossibilité de maintenir une distance sociale à domicile si une personne contracte le virus, ce qui expose tous les membres du ménage à un risque sanitaire et économique immédiat.
Bien que certains arrondissements comptent le plus grand nombre de logements nécessitant des réparations majeures (CDN-NDG avec 7 825 unités, VSMP avec 5 835 unités, et MHM avec 5 455 unités) (voir la carte) et de logements sociaux/communautaires (MHM and CDN-NDG; voir la carte), ces conditions ne sont pas suffisantes pour suggérer potentiellement un risque plus élevé de COVID-19. En effet, d’autres arrondissements moins touchés présentent un nombre similaire, voire supérieur, de ces indicateurs.
Par exemple, Rosemont-la Petite-Patrie et le Plateau-Mont-Royal comptent un grand nombre de logements à réparer (9,4 % et 8,3 % respectivement), mais leur taux d’infection par la COVID-19 est relativement plus faible, en particulier sur le Plateau (159 % de moins qu’à Montréal-Nord). De plus, le Sud-Ouest et Ville-Marie ont le plus grand nombre de logements sociaux de l’île et ne sont pas fortement touchés par la COVID-19 (par exemple, le Sud-Ouest compte deux fois plus de maisons communautaires/sociales qu’Ahuntsic-Cartierville, mais cette dernière a 130 % de cas de COVID-19 de plus que la première).
De même, il y a peu d’arrondissements qui affichent des indicateurs économiques négatifs mais qui ont des taux médians de COVID-19, comme Saint-Laurent, Saint-Léonard et Rosemont-La Petite-Patrie. Ce que les indicateurs analysés précédemment suggèrent donc, c’est que c’est l’imbrication de divers facteurs socio-économiques négatifs, dans le cadre des déterminants sociaux de la santé, qui peut augmenter le risque de COVID 19.
Vivre dans l’un des arrondissements les plus touchés par la COVID 19 revient à vivre dans l’un des quartiers les plus défavorisés de l’île de Montréal. Cela ne se limite pas à un faible revenu après impôt, mais inclut une série de facteurs socio-économiques divers, tels que les conditions de logement, le prix des loyers, le type de famille et l’effet du genre sur la composition de la famille et les opportunités économiques. Nonobstant, il est important de noter que le fait de vivre dans l’un de ces arrondissements ne signifie pas nécessairement que quelqu’un subit un certain nombre de désavantages et/ou qu’il développera la COVID-19 (c’est-à-dire qu’il n’y a pas de causalité implicite).
Néanmoins, si une personne est un « travailleur essentiel », vit dans l’un des arrondissements les plus touchés par la COVID-19 et connaît un contexte socio-économique inégal, elle peut être confrontée à des défis plus difficiles que les autres. L’un de ces défis pourrait être de faire face à la décision de rester chez soi et (l’impossibilité de) maintenir une distance sociale contre mettre de la nourriture sur la table et payer un loyer, tout en faisant face à un risque accru de contagion virale. L’une ou l’autre de ces décisions peut déclencher une série d’événements négatifs qui peuvent entraver leur capacité économique et leur survie (et celles des autres).
Cependant, les indicateurs économiques ne suffisent pas à expliquer dans quelle mesure la santé des personnes est affectée. Le fait d’être nouveau dans le pays ou d’appartenir à un groupe minoritaire peut également façonner cette expérience.
Peuples autochtones, immigrés, minorités visibles et éducation
Les Premières nations, les Inuits et les Métis ne représentaient que 0,68 % de la population de l’île de Montréal en 2016 (n=13 100). Cependant, leur présence est relativement importante à MHM (36,8 % y vivent) (voir la carte). Un autre arrondissement avec une présence significative de population autochtone est Rosemont-La Petite-Patrie (1 245), qui a un taux moyen de COVID-19. De plus, on sait que près de 24 % des autochtones hors réserve vivent dans la pauvreté, et que le taux augmente pour les familles monoparentales (51,2 %).
Certains des arrondissements les plus touchés par la COVID-19 comptent une forte proportion d’immigrants, notamment CDN-NDG (3,9 % de la population immigrante de l’île de Montréal et 45,8 % de la population immigrante des arrondissements), VSMP (3,1 % et 41,9 % respectivement) et AC (2,7 % et 38,7 %). Une exception particulière est MN, qui a un pourcentage relativement faible d’immigrants considérant la population de l’île de Montréal, mais un pourcentage important considérant seulement la population de l’arrondissement (1,8 % et 40,4 % respectivement). Il y a d’autres arrondissements qui n’ont pas été touchés de façon significative par la COVID 19, mais qui ont également eu une forte proportion d’immigrants, comme Saint-Laurent et Saint-Léonard, avec un impact modéré de la COVID-19 (2,7 % et 52,8 %, et 1,9 % et 47,7 % respectivement) (voir la carte).
Certains arrondissements comptent également le plus grand nombre de réfugiés sur l’île de Montréal : VSMP (13,8%), AC (10,6%), et CDN-NDG (9,2%). Saint-Laurent, cependant, compte également un pourcentage relativement important de réfugiés (9,8 %) (voir la carte). Lorsque l’on considère la concentration de réfugiés par rapport à la population immigrante de l’arrondissement, le classement varie, et les autres arrondissements fortement touchés par la COVID-19 présentent une augmentation des taux : VSMP (22,2%), RPPT (20,6%), AC (19,8%), MN (18,5%), MHM (17,8%), et CDN-NDG (11,3%).
Les études montrent qu’il faut parfois au moins dix ans aux nouveaux immigrants et réfugiés pour atteindre la parité de revenus avec une personne née au Canada. Si l’on considère cette population (débarquée entre 2011 et 2016), certains arrondissements comptent la plus grande proportion d’immigrants récents : CDN-NDG (14,1 %), AC (9,4 %) et VSMP (8,6 %). Seul Saint-Laurent, avec un impact modéré de COVID-19, a un pourcentage similaire d’immigrants récents (8,4 %, voir la carte).
En outre, plusieurs de ces arrondissements comptent la plus grande proportion de minorités visibles sur l’île de Montréal (à titre de référence, un Montréalais sur trois était une minorité visible en 2016) : CDN-NDG (4 %), VSMP (3,5 %), AC (2,5 %) et MD (2,5 %). MHM et RPPT ont cependant des pourcentages plus faibles (1,5 % et 1,4 % respectivement), tout comme d’autres arrondissements moins touchés par la COVID-19, tels que Saint-Léonard (1,7 %), Rosemont-La Petite-Patrie (1,4 %) et La Salle (1,5 %). Saint-Laurent est le seul arrondissement qui compte un pourcentage relativement élevé de minorités visibles sur l’île de Montréal (2,7 %) et qui n’a pas été fortement touché par la COVID-19 (voir la carte).
Il est important de noter que le statut d’immigrant ou de réfugié au Canada ne situe pas automatiquement une personne en situation de désavantage économique, et que tous les immigrants et réfugiés ne sont pas des minorités visibles. Par conséquent, nous ne pouvons pas présumer d’une relation de cause à effet entre ces statuts et une mauvaise insertion économique ou un impact négatif sur la santé. Par exemple, la présence de peuples autochtones, d’immigrants et de réfugiés dans ces arrondissements ne suggère pas nécessairement une corrélation directe avec des niveaux élevés de COVID-19, comme le démontre Saint-Laurent.
Néanmoins, il est également vrai que, depuis la fin des années 1970, le sortéconomique de nombreux immigrants et réfugiés au Canada est négativement influencé par de nombreux facteurs, et dans certains cas, malgré leur niveau d’éducation. Par exemple, au niveau des arrondissements, 40,3 % des habitants de 15 ans et plus des arrondissements les plus touchés avaient un diplôme d’études secondaires (voir la carte), alors que 38,2 % avaient un diplôme d’études collégiales ou de Cégep (voir la carte). Un peu plus de 40 % de cette population possédait un certificat ou un diplôme universitaire inférieur au baccalauréat (voir la carte). Et 33 % de cette population possédait un baccalauréat si l’on considère tous les habitants de l’île de Montréal possédant ce diplôme (voir la carte).
Si l’on considère qu’une personne sur trois est titulaire d’un baccalauréat dans l’île et vit dans les six arrondissements les plus touchés par la COVID-19, et que nombre d’entre eux obtiennent néanmoins de faibles résultats pour divers facteurs socio-économiques, nous devons examiner comment cela peut signaler une insertion économique et professionnelle précaire et l’effet négatif de celle-ci sur la santé.
Les récits anecdotiques des demandeurs d’asile travaillant activement sur la ligne de front de la pandémie, que ce soit en tant qu’aides-soignants qualifiés ou dans des emplois peu qualifiés, illustrent les difficultés d’intégration économique lorsque l’on considère le statut d’immigration, le genre, la race et l’ethnicité.
L’imbrication des déterminants sociaux de la santé
Ce n’est que lorsque nous aurons déterminé l’effet d’une mosaïque de déterminants sociaux de la santé que nous pourrons prévoir et prévenir les inégalités en matière de santé. Des études précédentes sur l’inclusion économique ont montré que le genre, le statut de minorité visible, l’âge et la durée [plus courte] du séjour au Canada sont de puissants prédicteurs d’exclusion économique, en particulier pour les jeunes nouveaux immigrants et les femmes racialisées.
Cela permet d’expliquer, par exemple, pourquoi plus de femmes que d’hommes ont été touchées par la COVID-19 (p. ex., la première série de licenciements liés à la pandémie s’est produite dans des industries dominées par les femmes, car tous ces secteurs se caractérisaient par le besoin de contact physique).
Par conséquent, lorsque nous intégrons de multiples indicateurs dans l’analyse, nous pouvons identifier une forte corrélation potentielle entre des niveaux élevés de COVID-19 et de faibles scores dans ces arrondissements en fonction de divers indicateurs socio-économiques, une présence importante d’immigrants, de réfugiés et de minorités visibles, et de bons niveaux d’éducation qui, néanmoins, ont un taux de rendement inférieur en matière d’emploi, de revenu et, éventuellement, de type de travail. C’est cet enchevêtrement de divers facteurs négatifs qui produit divers types de désavantages sociaux immédiats et à long terme.
Bien que des analyses plus sophistiquées soient nécessaires pour déterminer des corrélations robustes entre divers facteurs sociodémographiques et les risques accrus pour la santé (y compris une pondération minutieuse des personnes qui n’ont pas encore été testées pour COVID-19), cette analyse indique clairement que les arrondissements les plus touchés par la COVID-19 sur l’île de Montréal présentent des taux négatifs concernant de nombreux déterminants sociaux de la santé. Ces résultats, comme les hypothèses, soulignent aussi la forte urgence de recueillir des données scientifiques complètes pour mieux prévoir et gérer les inégalités de santé actuelles et futures, comme une deuxième vague de COVID-19.
Il est impératif de dépolitiser la pandémie de la COVID-19 si nous voulons vraiment être « tous ensemble dans le coup » [we are all in this together, phrase slogan de Toronto, N. de la T.]. Cela permettra de générer des économies prospères et de sauver de nombreuses vies.
Traductrice: Ana Cuesta (anamacuesta (à) gmail.com).